LE CENTRE DE RÉTENTION, « ENFER PSYCHOLOGIQUE » DES SANS-PAPIERS

Un article écrit par deux étudiants de l'ESJ de Lille et publié sur le site crée par la 92e promotion de l'école

 

 

Derniers sas avant l’expulsion, les 24 centres de rétention recevaient en 2016 près de 46 000 sans-papiers. Souvent fragilisés par leur parcours, ces migrants découvrent un univers oppressant, où le corps devient l’ultime ressource pour résister. Au Mesnil-Amelot, à Palaiseau et à Vincennes, nous avons recueilli des témoignages de l’intérieur.

 

 

« Ici, c’est l’Alcatraz des centres de rétention. » Sous son bonnet kaki, on devine le temps qu’Atef Yacoubi passe à cogiter sur l’« enfer psychologique » du centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot, où il est enfermé depuis 33 jours. Sur un bout de papier, il esquisse le plan du plus grand centre de rétention de France. À vingt minutes de l’aéroport de Roissy, le long de la route nationale, la valse des avions est incessante. « On entend les avions toutes les 30 secondes dans les heures de pointe, sinon, à maximum cinq minutes d’intervalle. Les avions ne volent même pas à la hauteur de la tour Eiffel. » Difficile de dormir sur ses deux oreilles dans ces conditions. Et l’appétit n’est pas plus au rendez-vous que le sommeil. « J’ai perdu onze kilos depuis mon arrivée. » De sa poche, il sort une carte indiquant sa date de placement en rétention. Une photo de lui prise à l’entrée y figure. « Il nous est arrivé d’avoir le retenu en face de nous, de regarder sa carte, on le reconnaissait à peine », raconte une bénévole de la Cimade qui intervient au centre du Mesnil-Amelot pour apporter une assistance juridique aux sans-papiers. Faute d’une oreille attentive à qui confier son mal-être, Atef a décidé de coucher ses états d’âme sur le papier. Un moyen pour lui d’exister en tant qu’individu, dans un milieu « déshumanisant ». « On nous appelle par nos numéros de matelas, aux haut-parleurs, en face-à-face, au réfectoire. Moi, c’est 10-01-H. »
Anna* est infirmière dans un centre de rétention. Au quotidien, elle observe, impuissante, la détresse des retenus. « Le temps est suspendu et l’espace modulable. Des personnes très saines peuvent avoir des moments d’angoisse ou d’anxiété. » De nombreux retenus souffrent de troubles psychologiques ou psychiatriques. Pourtant, aucune prise en charge ou presque n’est proposée. Au Mesnil-Amelot, « le psychiatre n’intervient que deux jours par semaine, alors qu’il y a une vraie demande sur ces questions-là », alerte Nicolas Pernet, responsable des interventions en rétention de la Cimade en Île-de-France. Dans d’autres centres, comme ceux de Palaiseau ou de Paris-Vincennes, le service psychiatrique est tout simplement inexistant. En cas de réelle urgence, le centre peut faire appel à des « services psychiatriques extérieurs », précise Nicolas Fischer, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), qui souligne un défaut de formation du personnel des centres sur ces questions.

« Ils avalent les lames et des pièces pour ne pas être expulsés »

Dépourvus de moyens matériels et financiers, les médecins et infirmiers privilégient la prescription de médicaments. « Énormément de Valium ou de Lexomil sont délivrés, témoigne Anna. Ce n’est pas très cadré, il y a une tendance très facile des médecins à en prescrire. » Une « surmédication » aux anxiolytiques qui donne parfois lieu à des dérives. Atef a pu l’observer chez un autre retenu, « constamment sous Valium ». « Il en prend cinq fois par jour. » Nombreux sont ceux qui souffrent d’addictions diverses à leur arrivée et « le médicament peut être une réponse facile », explique l’infirmière. D’autant que, un suivi étant inenvisageable dans le délai maximum de 45 jours de rétention, calmants et anxiolytiques peuvent servir à « calmer ponctuellement les gens » et à « se débarrasser du problème », analyse Nicolas Fischer. Cet accès facile aux médicaments peut conduire certains retenus à en consommer plus que de raison dans le but de se faire du mal et d’échapper à leur expulsion. « Nous, les infirmiers, on distribue en donnant la dose pour la journée mais on ne s’assure pas que les personnes prennent le médicament devant nous, explique Anna. Donc il y a du stockage. » C’est particulièrement le cas avec le paracétamol. Mais cette « stratégie » n’est pas la plus courante.

Emmitouflé dans son sweat-shirt rouge et sa doudoune noire, sa casquette NYC vissée sur la tête, Reda Bachene a les cernes creusés par son mois en rétention au centre de Palaiseau. Fréquemment, il voit d’autres retenus se mutiler. « Ils avalent des lames, des pièces, juste pour ne pas se faire expulser. » Les retenus peuvent emprunter un rasoir auprès de l’administration, pour une heure maximum. « Les gars qui ne veulent pas prendre l’avion, ils prennent un rasoir, ils le cassent et ils se lacèrent de toute part, détaille de son côté Atef. Ça arrive parfois deux ou trois fois par semaine. Ici, c’est des films d’horreur toutes les 24 heures. » En rétention, « meurtrir son corps est le dernier moyen de résistance », relève Nicolas Fischer. « Le corps est pris en otage, complète Anna. La condition de l’expulsion, c’est qu’il soit en bon état. L’État ne va pas renvoyer quelqu’un qui est en train de mourir, parce qu’il a le devoir de protéger les gens. » Pourtant, la prise en charge de ces automutilations peut être parfois sommaire. Odile Ghermani, militante à la Ligue des droits de l’homme, rend fréquemment visite à des retenus au centre de Paris-Vincennes. Elle constate que, lorsqu’elles sont « superficielles », les automutilations « sont soignées sur place par les infirmières ». « Il y a manifestement des pressions pour que le séjour à l’hôpital ne dure pas trop longtemps, autrement le retenu risquerait d’être libéré. »

Rétention sous haute tension

Élaborer de telles stratégies, « c’est complètement envahissant, décrit Anna. Ils ne pensent plus qu’à ça. » L’incertitude de l’expulsion est une angoisse de chaque instant. Au centre de Palaiseau, de crainte de la réaction de retenus, l’administration préfère ne pas afficher les départs. « On a aucune idée de quand les gens vont être expulsés, raconte Reda. Le matin, il y a deux policiers qui viennent vous réveiller vers 5 ou 6 heures, ils vous disent directement ce que vous avez à faire. On n’est jamais prévenu à l’avance. » Au Mesnil-Amelot, si la plupart des expulsions sont affichées, « il y a aussi des “vols cachés” ou “vols en traître” , assure Atef. Ils ne veulent pas que le retenu se prépare s’il est perturbé. La semaine dernière, un pote a été convoqué à l’infirmerie. Ils lui ont passé les menottes et l’ont embarqué. »
Dans ce contexte, les relations entre policiers et retenus peuvent se trouver dégradées. Dans le centre de Paris-Vincennes, au dernier étage d’un bâtiment, les visites se déroulent sous la surveillance de quatre policiers. Alors que nous interrogeons Mohamed Ali Ben Hamida, un jeune Tunisien retenu depuis 35 jours, celui-ci jette des coups d’œil furtifs aux fonctionnaires, qui n’hésitent pas à intervenir dans la conversation. « Il fait Prison Break ? », s’amuse l’un d’eux en le voyant dessiner les lieux de vie du centre sur notre carnet, en référence à la série américaine qui se déroule en prison. « Certains policiers sont très corrects auprès des retenus, rappelle Nicolas Pernet de la Cimade. Mais d’autres posent problème. » Atef est régulièrement témoin de propos racistes. « Quand tu parles français, c’est dur. Tu comprends les “bougnoule” et les “bamboula”. » Les tensions peuvent aller plus loin, jusqu’à des violences physiques, notamment lors d’interventions pour arrêter des bagarres entre retenus ou des résistances aux expulsions. « On voit parfois des personnes arriver dans notre bureau avec un œil au beurre noir, avec de vraies séquelles physiques », affirme Nicolas Pernet. Retenu depuis un mois, Hosni Gallali a assisté à une émeute lors de sa deuxième soirée au centre de Palaiseau. Un retenu en possession de stupéfiants aurait tenté de résister aux policiers du centre, nécessitant la mobilisation d’effectifs extérieurs. « Ils ont frappé tout le monde ce soir-là, raconte-t-il. Je m’en souviens encore, ils ont écrasé la tête d’un Tunisien avec le pied en lui disant : “Ce n’est pas chez toi ici, connard, rentre chez toi !” Moi aussi, j’ai reçu des coups de matraque. Ils m’ont pété les côtes. » Contacté par téléphone, le chef du centre a refusé de répondre à nos questions au sujet des conditions de rétention, « trop sensible ». Quant au commissariat de Palaiseau, il n’a pas pu nous fournir plus d’informations sur l’intervention.

*Le prénom a été modifié

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