LES MILLE ET UNE COMPLICATIONS DE LA VIE DE SANS-PAPIERS

Grâce à notre réseau qui fonctionne de mieux en mieux, je suis avertie qu’un retenu a besoin de ses papiers pour établir un recours. Il n’a pas de téléphone au CRA et j’entre d’abord en contact avec son co-retenu, qui me passe Mamoudou.

Mamoudou est hébergé dans un foyer à Carrières sur Seine, l’ami avec qui il partage sa chambre a bien le dossier en question, mais, étant lui-même sans papiers, il ne veut en aucun cas se rendre au CRA. Je prends donc le numéro de l’ami, Ousmane, et je l’appelle. C’est dimanche, Ousmane est cependant au bureau (les sans papiers ne sont pas soumis aux 35 heures !) et nous nous mettons d’accord pour nous retrouver le soir, à la station Châtelet : je prendrai le précieux  dossier et l’apporterai le lendemain à Mamoudou. Le temps passe, j’attends toujours l’appel de Ousmane me disant qu’il est en route pour Châtelet. Je finis par l’appeler : il semble essoufflé et me met au courant de la situation : il est resté tard au travail, il n’y a qu’un train sur deux et enfin, le foyer est loin de la gare de Carrières, il faut prendre le bus, mais aujourd’hui, c’est dimanche, pas de bus !

Qu’à cela ne tienne, Ousmane a un vélo et  c’est en pédalant qu’il me répond ; comme je m’inquiète pour sa sécurité, il me rassure en riant : « J’ai coincé le téléphone dans ma capuche, je ne crains rien. »
C’est en effet un jeune homme plein de ressources que je rencontre – fort tard – à la station Châtelet. Nous échangeons quelques mots, je m’empare du dossier.


Le lendemain, je me rends au CRA, fais la connaissance de Mamoudou : je pense que ma mission est terminée. Que non ! Dans l’après-midi, Mamoudou me rappelle : il manque un certificat important au dossier. Nous allons devoir à nouveau nous rencontrer avec Ousmane, mais cette fois, c’est encore plus compliqué, car j’ai une réunion le soir et il ya grève des transports !
« Pas de problème, me dit Ousmane, je vous rejoins à votre réunion ! » Je lui donne les explications, la réunion se termine : pas de nouvelles. J’appelle : téléphone fermé ! Si Ousmane n’a plus de batterie, comment allons-nous faire ? Nous décidons de nous rendre à la gare et sur le chemin, Ousmane nous informe qu’il est là !
Je prends le précieux papier et félicite Ousmane pour son dévouement : « Mamoudou est dans le besoin, c’est normal de l’aider ! » répond-il sobrement et comme je réitère mon admiration devant tant de dévouement, il me répond avec douceur : « Je n’ai pas le choix ». Cette phrase me donne beaucoup à réfléchir. Le devoir moral de solidarité doit exercer une forte pression et par ailleurs, c’est un des rares recours qui existe entre personnes en situation de précarité.
J’ignore à quelle heure Ousmane a pu regagner son foyer : les trains sont rares sur sa ligne !


Le lendemain, nouvelle visite au CRA, je remets le document à Mamadou et nous faisons plus ample connaissance. Nous nous promettons de faire une belle fête quand il sortira du CRA !
De retour chez moi, nouvel appel ! L’ami qui prêtait son téléphone à Mamoudou a été expulsé, il a besoin d’un téléphone. En plus du besoin de téléphone, je sens l’angoisse de Mamoudou : son ami, sénégalais comme lui, a été expulsé, à quand son tour ?
C’est encore Ousmane qui va se charger de la commission ! Nouveau rendez-vous à la gare proche de mon domicile. Avec délicatesse, Ousmane ne veut pas m’imposer d’aller jusqu’à Châtelet et fait le trajet, pourtant diamétralement opposé à la situation de son foyer. Il arrive, encombré de multiples sacs et me donne une partie de son chargement : le téléphone et des victuailles.
Troisième visite au CRA : à l’entrée, pour voir, je présente mon pass Navigo.
«  Vous n’avez pas autre chose comme pièce d’identité, me demande le policier ? ». J’en profite pour me renseigner sur les pièces d’identité à présenter. Il me précise que le pass Navigo et la carte AME sont acceptés, quand il est évident que les visiteurs sont sans papiers et ne peuvent présenter autre chose.
Je m’exclame : « Mais c’est risqué, pour un sans papiers de venir ici ! »
-    « Pas du tout, me répond le policier. Le droit de visite des retenus est absolu, en refusant une visite, nous sommes en tort et le retenu sera libéré par le juge. »
Cette affirmation ne me rassure guère : le visiteur sans papiers peut être arrêté en route, ou à la sortie du CRA…
Je remets à Mamadou ses différents paquets : il est inquiet,  ne mange guère, je le trouve amaigri depuis ma 1ère visite. Comme nous avons le temps, il me raconte comment il a trouvé cette place en foyer, aidé par 2 assistantes sociales du Secours catholique, comment s’organise la vie collective. Comme le foyer ne peut rémunérer un cuisinier, les résidents sont de cuisine le soir à tour de rôle, aidés par d’autres s’ils n’arrivent pas à se débrouiller avec les provisions fournies par l’association gestionnaire. Il y a des chambres d’hommes seuls et quelques chambres de femmes seules avec enfants.


Mais l’histoire ne se termine pas là : Le téléphone donné par Ousmane ne fonctionne pas avec la puce de Mamadou ; cette fois, ce sont Yveline et Guy qui se rendent au CRA, apporter un autre téléphone. Chance, ce téléphone fonctionne à merveille ! Mamadou s’en sert pour nous annoncer… qu’il vient d’être libéré et qu’il nous attend tous à Carrières pour fêter ça, comme nous nous le sommes promis !

LE PÉRIPLE DE MAMOUDOU
Mamoudou vient de Dakar où il était menuisier, mais n’arrivait pas à gagner sa vie. Il se marie, puis quitte sa jeune femme enceinte pour tenter de passer en Europe. Il me décrit le circuit avec précision : Dakar - Bamako, puis Bamako - Gao en bus. A partir de là, les choses se compliquent : il faut gagner le nord du Mali, où règnent la plus grande insécurité et des bandes de gangsters qui rançonnent les migrants. À chaque barrage, il faut payer l’équivalent de 100, 200 euros ( des milliers de francs CFA). Le passage par l’Algérie n’est pas plus facile, mais le pire reste à venir : traverser la Lybie, pour gagner la mer Méditerranée. Mamoudou ne s’étend pas trop sur cet épisode, où, le revolver sur la tempe, les migrants sont sommés de donner le numéro de leur famille, qui devra envoyer l’argent de la rançon. Il se retrouve hébergé avec d’autres compagnons d’infortune dans une maison. Une nuit, une bande débarque. Mamoudou n’hésite pas : il saute par la fenêtre du… 2ème étage, et sans penser à la douleur qui lui cisaille le dos, il s’enfuit, réussit à embarquer sur un zodiac (encore 500 euros !). Une trentaine de personnes, des femmes dont 2 enceintes. Cette fois, la chance lui sourit : le zodiac arrive en quelques heures dans les eaux territoriales italiennes, où un bateau prend en charge tous les passagers, sains et saufs. A l’arrivée sur la terre ferme, tous les migrants sont sommés de laisser leurs empreintes, sauf Mamoudou, dont l’état est grave et qui est directement envoyé à l’hôpital : fracture et déplacement de vertèbres. Un peu remis, il se rend chez son frère, qui a ses papiers italiens, puis gagne la France.
En région parisienne, il est pris en charge par le Secours catholique, qui à la suite d’une procédure DALO lui trouve un hébergement dans un foyer à Carrières sur Seine. Mamoudou, dans l’impossibilité de travailler, subit plusieurs interventions, souffre toujours. Une permanence de la Cimade lui conseille de demander un titre de séjour pour étranger malade. Mamoudou constitue son dossier et est arrêté Gare Saint Lazare, transféré au CRA, où nous faisons sa connaissance.
Parti en 2014, Mamoudou ne connaît pas son petit garçon, aujourd’hui âgé de 3 ans : il ne l’a vu que via Skype… Libéré avant la fin de ses 45 jours, il nous attend à Carrières pour fêter sa sortie de CRA ! Mais de quoi seront fait les lendemains pour lui ?
« Allons, nous a-t-il dit au CRA, on ne va pas se décourager ! »


article précédent