RÉCIT D'UN VISITEUR


Le CRA. 

La zone. Interface.

Par ici c'est un peu l'extrême bordure de l'horizon de Paris, un repli géographique dans lequel il devient propice de dissimuler ce qui doit rester dissimulé.
Par ici une nationale raide bordée de verdure, d'arbres, de grillages, de bitume. 
Les signaux sont absents. Les panneaux sont absents. Les rires sont absents. 
Il n'y a qu'un sentier que l'on découvre un peu par hasard, entre deux arbres. On étouffe un cri dans des bourrelets de forêt.
Les voitures négocient leur virage bruyamment avant de céder au pas aux feux rouges. Ici nous entrons en terra incognita. 
On parcourt un sentier qui longe un grillage caché dans les buissons. Le regard s'y heurte, s'y colle comme dans une toile d'araignée. Par ici on prévoit les fuites. 


Un banc une barrière. Interface

- Ici nous attendons. C'est le but. L'attente. Les visiteurs attendent, les détenus attendent, les policiers attendent, mais eux, sont les seuls à rire, entre eux, toujours. Et nous attendons.
-  Silence, vent, voiture. Vent, silence, voiture. Voiture. Silence. Vent.
- Pour pénétrer l'enceinte, il faut attendre. 
- Une carte d'identité à confier à l'accueil située dans le prolongement de la barrière. Les policiers sont si jeunes. Ils plaisantent. Nous non.
- la barrière s'ouvre , se ferme, s'ouvre, se ferme.
- silence. 
- il faut s'assoir sur le banc de bois sous l'abri de bois. Le banc est bancal, nous sommes trop nombreux, il bascule. On ne rit pas, on ne parle pas. On attend. 
- un policier arrive. Notre groupe peut rentrer. 
- le banc se fragilise et la barrière continue de s'ouvrir.





L'entrée 

Nous pouvons entrer. C'est un droit. Mais il y a un rituel. La carte d'identité est préservée par l'accueil et les policiers nous fouillent sans suivre rigoureusement de procédure qui ne doit pas exister. Ils sont si jeunes. Certains derrière s'exercent en réalisant des pompes. Pendant la fouille, ces policiers sont courtois, gênés, ou parfois insistants. Il n'y a pas de procédure rigoureuse, le rituel est lâche, il peut y avoir de l'espace pour de l'arbitraire. 
Mais le CRA est silencieux. Des voitures passent, se garent, il y a de la franche camaraderie. 
Nous marchons dans un sentier sous des marronniers. Un marron tombe sur mes lunettes. Je suis arrivé dedans. 

Le lieu. Interface.

C'est un lieu de passe. Il n'assume pas son âge, son actualité. Il est en pierre, architecture XIXe, des hauts murs, un long parking, puis, des mobil homes blancs, des cases de chantier, sur 2 étages. C'est là nous où nous irons. 
- C'est une construction éphémère, mais qu'est ce qui est en construction ? 
- on monte les escaliers en groupe. Les policiers se saluent. Silence. 
- en haut une salle sans goût. Sans personnalité. Neutre, je crois. Cette neutralité qui invite à crier pour habiller le silence. Mais personne ne crie. Cela ne sert pas. Ce n'est pas comme cela que l'on crie ici. Les policiers sont si jeunes. Ils rient, flirtent. 
- nous laissons nos sacs, nos téléphones, dans des bacs à l'entrée.
- une porte s'ouvre au fond. Ceux que nous attendions arrivent. 
- ils s'installent à leur table respective.
- nous nous installons. 
- chrono. 


Chrono : la rencontre. 

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Nous donnons des infos utiles. Des gâteaux, des cigarettes. Ça sert. Nous donnons du temps. Le temps coule. Les policiers nous le disent. Nous prenons ses indices comme s'il s'agissait de percer un mystère. Mais il n'y en a pas. Il s'est fait prendre. Il sait ne pas hurler. Il sourit. Il est courageux. Il remercie. On l'a fait émerger à la surface de l'interface pour toucher notre rencontre. 
- C'est fini.
Nous nous levons. Nous devons partir. 
Les rencontres se font dans des mobil homes blancs de chantier. A l'arrachée, précaires, inexistants. Ceux-ci n'existent pas. C'est cette impression qui persiste sur la langue. Ceci n'existe pas vraiment. Nous sommes en suspension, dans le temps, dans le silence, dans la forêt. Il faut se convaincre que cela a eu lieu. Qu'un mobil home peut être une machine, qu'une violence peut avoir pour visage le silence, la dilatation du temps, l'attente, longue, longue, longue, futile. Absurde. Que la violence c'est aussi ne pas frapper et prétendre qu'elle ne viendra peut-être jamais. La violence c'est aussi Damoclès qui aiguise son épée au dessus de notre tête en se moquant de notre peur. 

Nous sortons. 
Nous sortons. 
Dehors silence, forêt, 
Route 
RER 
Le souffle sectionné 
Sans bleus
Sans coups 
Un silence qui n'est pas le nôtre a mis son poing au fond de notre gorge. 

Hurler est impossible 
Taper non plus 
Cette machine n'a pas de prise 
Elle prétend ne pas exister et n'a pas d'adresse 
Elle est une toile 
Et nous sommes ses mouches