À LIRE ABSOLUMENT


Pour comprendre et ne pas oublier ce qu'est la rétention, voici un texte écrit par une intervenante de la CIMADE travaillant auprès des retenus dans un centre. Rédigé il y a déjà quelques années, il est toujours aussi actuel et la réalité de la rétention sans doute encore plus dure étant donné sa durée allongée à 90 jours...

Extrait de Chroniques de rétention, paru chez Actes Sud en 2010, ouvrage collectif publié par La Cimade



TANT QUE NOS FRÈRES MARCHERONT 


Travailler dans un centre de rétention, c’est se tenir sur une frontière.

    La frontière, là, juste là... celle entre la fin du trottoir et le début de la grille électrique, sous les caméras. La frontière entre ceux qui ont éprouvé la rétention dans leur corps et ceux qui sont autour. La frontière entre la loi et la justice. La frontière entre la zone libre et la zone d’enfermement. Et, c’est en nous tenant sur ce milieu-là qui nous sectionne que nous avons sans doute éprouvé, et vécu ce qu’il y a de plus universel en nous-mêmes et en chacun.

    D’où qu’il vienne, Bhoutan, Tchétchénie, Brésil, Chine, Éthiopie, Roumanie, l’homme est le même quand il est cerné de murs. D’où qu’il vienne, prison, squat, pavillon, campement, hôpital, aéroport, il est le même quand l’État lui vole son espérance. A l’intérieur, pour La Cimade, nous avons été avec eux et nous avons vu du monde.

    Nous avons vu ceux qui arrivent pour la première fois en rétention. Ceux qui trouillent comme des fous, et que la trouille empêche complètement d’écouter et de comprendre ce qu’on leur explique. Ceux que la trouille élève et mobilise, et qui ont naturellement les réactions les plus efficaces. Ceux qui ont une trouille à vous insuffler des tonnes d’énergie. Ceux qui savent que les nuits sont indormables ici, et qui voudraient, au moins dans leurs rêves, pouvoir disposer d’eux-mêmes. Ceux qui ont traversé la Libye, le Liban, la Turquie et la Grèce, et dont l’élan a aboli la peur. Ceux qui ont confiance en leur étoile, Allah ou le consul. Ceux qui sortent de prison et qui sont presque heureux en rétention.

    — Oui, vous pouvez téléphoner ici. Oui, vous pouvez avoir de la visite ici.
    Ici, c’est génial. Une fois les premiers jours passés, ils comprennent ce qu’est la double peine, et la colère les gagne.
    Dans les centres de rétention, il y a ceux qui se rassurent en prenant soin des autres “retenus”. Il y a ceux qui sont ultra polis avec les flics et qui se marrent de leurs blagues. Ceux qui pensent que la jovialité et le respect vont peser en leur faveur. Ceux qui passent leur temps à demander du crédit aux autres “retenus”, pour appeler leur famille. Ceux qui n’ont pas d’autre famille que leurs collègues du foyer avec qui ils cassent la pierre depuis trente ans. Ceux qui dépendent du ministère malien de l’Extérieur. Il y a ceux qui écarquillent les yeux quand on leur dit que la police ne va pas les relâcher et que la rétention, c’est vraiment, sérieusement, sans rire, monsieur, dans le but de vous expulser. Ceux qui viennent vous voir toutes les heures pour vous dire qu’ils voudraient bien faire la même chose que Monsieur X.
    — L’appel... moi aussi je veux le faire. Moi aussi, je veux aller à l’hôpital. Moi aussi, je veux sortir. Vous avez fait sortir M. Diarra, faites-le aussi pour moi.
    Ceux que vous ne voyez même pas, parce qu’ils sont expulsés dans la nuit qui suit leur arrivée : ils ne sont rien de plus qu’une photo sur le trombinoscope du lendemain matin. Ceux qui arrivent dans votre bureau d’un pas rapide et décidé, et qui vous disent :
    — Madame, je veux écrire à Nicolas Sarkozy, je suis compagnon d’Emmaüs et j’ai fait l’Afghanistan.
    Ceux qui n’en reviennent pas d’être là et qui gesticulent en boucle :
    — Mais toute ma famille est française !
Ceux qui ne comprennent pas ce que vous leur expliquez parce qu’ils sont non-francophones, perdus ou psychotiques. Ceux qui, quand vous leur demandez comment ils ont été arrêtés, éprouvent le besoin de commencer d’abord par raconter tout le reste, en vrac. Ceux qui posent des questions. Ceux qui écoutent silencieusement et qui secouent la tête tristement en disant :
    — Ah ! la belle France...
Ceux qui abattent leur contact RESF ou CGT comme un as sur la table. Ceux qui pleurent. Leurs épaules se redressent quand on leur dit qu’ils sortiront le lendemain parce qu’il y a un vice de procédure. Des tournesols face au soleil. Ceux qui avalent leur brosse à dents ou des morceaux du cadran de leur montre. Ceux qui déposent sur le bureau une valise de documents.
Vingt-cinq ans de fiches de paye, vingt-cinq ans d’impôts. Ils sont là depuis Mitterrand.

Il y a ceux qui n’en sont pas à leur première rétention, mais à la deuxième, neuvième ou dix-septième. Ils ont été enfermés sous d’autres lois, dans plusieurs centres, en 1991, en 2002. Ils ont une connaissance de l’histoire de la rétention. Il y a les très habitués, ceux qui cachent, sous leur sourire d’habitué, une amertume qui creuse leurs joues et leur âme. Il y a ceux dont les “madame, je vous en supplie...” sont fonction du degré de rage ou de désespoir. Ceux qui sont amorphes. Ceux qui sont professeurs de physique-chimie et ceux qui viennent d’avoir 18 ans. Ceux qui sont handicapés. Ceux qui ont quatre enfants.
    — Fatou, Aissatou, M’Baye et Bintou. Ils vont tous à l’école à Asnières, madame. Ce sont de bons enfants, ils ont besoin de moi. 
    Ceux qui sont chrétiens d’Algérie et qui ont la trouille parce que leurs “coretenus” sont tous musulmans. Ceux qui ont été arrêtés pendant qu’ils conduisaient leur mère à sa chimio. Ceux qui ont été arrêtés alors qu’ils tentaient de voler le sac d’une vieille veuve orpheline ruinée et malade. Il y a ceux qui vous racontent comment la police angolaise a versé de l’acide dans leurs oreilles de Cabindais. Ceux qui ont été maçons pour la ville et qui ont participé à la rénovation de la tour Eiffel. Ceux qui ont été arrêtés en caleçon et qui arrivent au centre en caleçon. Ceux que vous revoyez tous les trois mois et qui arrivent à construire de moins en moins de choses.
    
    Il y a ceux qui allaient juste se marier. Vendredi ou le mois prochain. La robe, les bagues et les invités étaient prêts. Ceux qui passent l’entretien à être appelés sur leur portable par leur amoureuse.
    — Mais pleure pas chérie, demain, le juge, c’est bon, j’te jure.
Ceux qui jouent aux dames avec des bouchons de bouteilles en plastique pour s’occuper. Ceux qui se taillent les veines le premier jour. Ceux qui chauffent les flics pour passer leurs nerfs. Ceux qui restent calmes, qui ne disent jamais rien et qui sont libérés en silence. Ceux qui ont besoin de prendre soin de vous et qui vous payent un thé au distributeur pendant que vous rédigez leur recours. Ceux qui parlent une langue dont vous n’avez jamais entendu le nom avant de les rencontrer. Ceux qui pleurent en écoutant. Ceux qui écoutent en pleurant. Toutes ces informations. On leur dit :
    — Voici, dans l’ordre, ce qui va vous arriver. Il faudra dire ceci, vous pouvez demander cela. Ici, il vous faut un passeport ; là, un avocat. Pour ça, il vous faut de nouveaux éléments. Pour vous, ça ira très vite.
     Il y a ceux qui prennent la situation à bras-le-corps, qui s’organisent. Ceux qui se fanent de jour en jour, au fur et à mesure, ils deviennent effrayés, résignés ou hystériques. Ceux qui essayent de se pendre avec le chargeur de leur téléphone. Ceux qui ont une combine avec le consulat. Ceux qui préfèrent l’expulsion à l’enfermement. Ceux qui préfèrent la mort à l’expulsion. Ceux qui ont besoin de l’expulsion parce qu’ils veulent rentrer chez eux et n’ont pas d’argent pour le billet. Il y a ceux qui passent leur temps à prier. Il y a ceux qui se regroupent par nationalité et ceux qui se regroupent par niveau de gravité estimée de leur situation. Il y a ceux qui sont seuls parce qu’ils sont le seul Vietnamien du centre. Personne ne parle leur langue. Seuls tout le temps
    Il y a ceux qui se font apporter, par des visiteurs, du shampoing, des gâteaux ou du shit. Des gâteaux pour tenir le coup. (Mais rien de fait maison, hein ! De la nourriture dans un emballage fermé, sinon les flics confisquent.) Il y a ceux qui voudraient lire mais ne peuvent pas : les livres sont interdits. Ceux qui se cognent la tête contre les murs jusqu’à ce qu’il y ait du sang partout et que les flics mettent en isolement. Ceux qui disent qu’ils ont 16 ans alors qu’ils en ont 45. Ceux qui s’appellent Abdelkader ou Jean-Eudes. Il y a ceux qui vous captivent par leur récit et ceux qui vous apprennent un morceau du monde dans lequel vous vivez. Ceux qui ont des crises de terreur, ceux qui ont été dénoncés par leur banque ou par la caissière d’un magasin. Ceux qui ont été interpellés pour avoir pris le couloir de métro en sens interdit. Ceux qui ont été arrêtés pour pivotement de la tête à la vue des flics. Il y a ceux qui sortent de douze ans de taule parce qu’ils ont fumé un gars. Il y a ceux dont le premier enfant naît alors qu’ils se trouvent en rétention : dans le bureau de La Cimade, on crée l’illusion... on leur paye un thé en discutant, comme si de rien n’était, du poids du bébé et de comment va la maman

    Il y a ceux qui ne veulent pas vous voir pendant les quatre premiers jours et qui, soudain, veulent faire un recours quand le délai est dépassé. Il y a ceux qui sont en uniforme et qui obligent les autres à rester enfermés.
    Il y a ceux qui vous demandent :
    — Ils vont quand même pas utiliser la force, non, dites madame, ils n’ont pas le droit de nous frapper, hein ! Ici c’est la France, hein ?

    Il y a ceux pour qui on sait tout de suite ce qu’on va faire et comment on peut le faire. Ceux dont la situation se révèle au fil des jours et des contacts. Ceux qui viennent de la rue et qui suffoquent parce qu’ils n’ont jamais vu de mur. Ceux qui vont mourir si on les renvoie dans leur pays. Ceux qui sont vraiment morts après avoir été expulsés. Ceux qui jouent au baby-foot ou qui font des pompes tout le temps. Ceux qui annoncent devant vous à leur mère qu’ils ont échoué et qu’ils rentrent menottés au pays. Ceux qui ne comprennent pas pourquoi le consulat leur délivre un laissez-passer sans même les avoir rencontrés. Il y a ceux qui se cachent dans les placards pour que les flics ne les trouvent pas au moment du départ vers l’aéroport.

    Ceux qu’on ne connaît que par le briquet qu’on leur tend dans la cour quand ils veulent allumer une cigarette. Ils préfèrent nous demander plutôt qu’aux flics. Ceux qui vous font penser à votre oncle paternel... Les mêmes yeux ! Ceux qui ont gardé le ticket de caisse des couches qu’ils ont achetées l’année dernière à leur bébé, juste au cas où la préfecture leur demanderait de prouver qu’ils aiment vraiment leur enfant français. Ceux qui dorment, depuis quatre ans, une valise à côté de leur lit. Ceux qui disent :
    — C’est fini pour moi, j’en peux plus, c’est fini... je ne peux plus supporter ça.
    Il y a ceux qui s’évadent de l’enclos par des méthodes ingénieuses. Ceux qui se mettent tout nu au milieu de la cour. Ceux qui demandent à parler au chef du centre directement.

    Ceux qui ont peur du juge et qui se taisent. On leur dit :
    — Vous avez le droit de parler, n’hésitez pas, ne vous laissez pas impressionner par le juge, la salle et l’audience.
    Ceux qui se défendent comme des lions et qui s’adressent au magistrat comme s’il était un passant. Ceux qui le mettent face à ses responsabilités. Il y a ceux qui ont les clés des portes et qui se demandent ce qu’ils foutent là, à enfermer des gens juste parce qu’ils sont étrangers. Il y a les toxs foutus, les engagés politiques, les pères de famille, les étudiants, les sortants de prisons. Ceux qui se la pètent parce qu’ils ont un super avocat qu’ils payent super cher et qui leur a juré à 100 % qu’il les ferait sortir. Il y a ceux qui bossent pour une association qui connaît les étrangers, ils se présentent à tous les nouveaux arrivants en leur disant :
    — Alors moi, je travaille pour une association qui s’appelle La Cimade, je ne suis pas la police, je suis là pour vous aider et vous
expliquer où vous êtes, ce que vous pouvez faire pour vous défendre et comment les choses peuvent se passer. Ceux-là parfois, ont la tristesse. Cela se voit à l’œil nu. La tristesse du fond du ventre qui vient quand on a senti le froid obscur du désespoir d’un frère. Ils ont la hargne jusqu’à poursuivre le préfet “de l’aube à l’aube”, le week-end et les jours fériés.

    Il y a ceux qui arrivent dans le bureau à 9 heures du matin, le visage endormi, bouffi par la nuit, et qui nous font nous demander comment on dort quand on ne voit pas demain. Ceux qui viennent discuter de l’histoire des relations entre le Mali et la Côte-d’Ivoire avec vous dans le bureau, quand vous avez un peu de temps. Ceux qui sont prostrés. Ceux qui ont été tabassés. Ils arrivent dans la zone de vie, une marque de ranger trônant sur leur torse. Ceux que les flics ont sortis du lit conjugal, laissant leurs femmes sans voix, sans geste et sans famille. Ceux qui téléphonent à leurs enfants :
    — Tu travailles bien à l’école, hein ? Papa ne sait pas quand il va revenir à la maison, mais tu travailles bien...
    Il y a ceux dont on se dit, pendant qu’ils nous racontent comment leurs femmes ont été coupées en rondelles par les rebelles :
    “Purée, qu’il est beau, ce mec !”
    Il y a ceux qui s’occupent de la santé des “retenus” et qui leur filent des cachets abrutissants pour que l’embarquement se passe plus calmement. Ceux qui font une grève de la faim tellement ils sont indignés de ce qu’on leur fait. Il y a ceux qui nous agacent sans qu’on sache pourquoi. Ceux qui attrapent des boutons sur toute la figure dès le premier jour à cause de l’angoisse. Ceux dont la libération nous fait monter les larmes aux yeux, tellement on a eu peur avec eux. Ceux qui ont été traducteurs officiels de la préfecture au tribunal et qui se retrouvent devant le même tribunal pour leur propre expulsion.

    Ceux qui n’ont personne à appeler pour prévenir qu’ils sont enfermés. Ceux qui ont marché des milliers de kilomètres et qui sont en France depuis à peine quelques jours. Il y a des ingénieurs, des vendeurs de pneus. Des ouvriers, des sociologues, des fils de président. Des Circassiens. Il y a ceux qui sont en danger, en tristesse ou en colère. Ceux qui sont en perplexité. Ceux qui trouvent qu’on ne fait rien pour eux. Ceux qui payent 3 000 euros un avocat véreux qui ne viendra jamais au tribunal.

    Là-bas, il y a ceux qui gravent le numéro de téléphone de leur avocat à l’ongle sur leur savon parce qu’ils n’ont pas droit à du papier
ou un stylo. Ceux qui sont assommants, à faire le contraire de ce qu’on leur explique ; ceux qui ont fait des trucs tellement terribles dans leur vie qu’on n’ose même pas se demander s’il faut les défendre ou pas. Ceux qui ne sont choqués par rien, sauf par le fait de devoir demander un nombre précis de feuilles de papier toilette pour pouvoir aller chier. Ceux qui ont refusé trois fois d’embarquer et qui ont le nez pété tellement ils ont dû se bagarrer avec leurs muscles et leur volonté. Ceux qui vous draguent. Ceux qui arpentent la cour de promenade de long en large à grande vitesse. Pourquoi aussi vite, en allers-retours permanents, alors qu’ils n’ont rien d’autre à faire qu’attendre ? Il y a ceux qui ont des cernes le lendemain de leur arrivée : parce qu’ils ne sont pas encore habitués au comptage de nuit.
    — Numéro 798, t’es là ?
    Il y a ceux dont la famille se met à hurler dans la salle d’audience du tribunal de grande instance. Ceux qui sont libérés une heure avant leur vol. Il y a ceux dont la situation n’est pas exceptionnelle, dont on a oublié le nom, et pour qui on n’a rien pu faire.

    On me dit que demain, je serai dehors. Mais moi... je sais bien que je serai encore dedans une fois que j’aurai passé la frontière pour la dernière fois. Je serai encore dedans, tant que je chercherai les mots du témoignage, tant que je chercherai comment transmettre ces histoires.

    Demain, c’est le dernier jour. Une libération pour un Soudanais du Sud-Darfour par la Cour européenne des droits de l’homme se profile pour la fin de la matinée. Ce sera une belle journée.

    À 18 heures, j’irai déposer tous les dossiers, les jurisprudences, les recours, dans les locaux de La Cimade. Et sans jamais oublier les nuits d’où poussent ses ailes, sans oublier la main de chaque homme qu’elle a saisie ici, elle les rangera dans les armoires qui la consti- tuent, dans son identité non identifiable, et continuera à marcher avec... Tant que nos frères marcheront. 


Eve Chrétien